Découvrir “Métaphysique cosmomorphes. La fin du monde humain”

Lecture présentée par Olivier Labussière – 15 avril 2021

Montebello, Pierre (2015). Métaphysiques cosmomorphes la fin du monde humain. Dijon : Presses du Reel.

Mots-clés :
Critique de l’anthropocentrisme – Cosmos – Participation – consistance

Argument principal

Ce livre propose une cartographie de tentatives contemporaines de cosmologies non anthropocentrées. L’auteur aborde quatre approches: l’ontologie mathématique (Badiou, Meillassoux), le vitalisme ontologique (Deleuze et Guattari), l’anthropologie multi-naturaliste (Descola, Viveiros de Castro), la sociologie des réseauxet la cosmopolitique (Latour). Le but n’est pas de convertir le lecteur à l’une d’elle, mais d’en faire une étude raisonnée. Comment penser l’être sans recourir à une instance préalable (ex. la Raison, Dieu) qui en limite les formes et en arrête les qualités a priori ? Comment penser un monde commun ? Chez Badiou, le langage mathématique serait seul capable à dire l’être dans l’infinité de ses formes sans dogmatisme : cette ontologie organisée par des multiplicités homogènes serait néanmoins indifférentes à ce qui fait la consistance des êtres et leur cohésion en un monde commun. Montebello distingue cette proposition des suivantes qui tiennent compte des singularités des êtres et de leurs interdépendances. Deleuze valorise l’idée que chaque forme d’être a un rapport intensif à soi (ouverture au Dehors, aux intensités pures) et un rapport expressif au monde (l’être habite par sa forme sensiblement le monde). Montebello rapproche cette théorie de l’univocité (tous les êtres procèdent d’une même nature et ont un commun expressif) des cultures animistes. Celles-ci fournissent à l’anthropologie un référentiel à la fois relationnel, perspectiviste et immanent : la capacité à former un point de vue est universellement distribuée entre les êtres (arbre, pierre, animal…) et les êtres ont entre eux des liens de parenté et des capacités de métamorphose qui leur permet de communiquer. Dans la sociologie latourienne, le cosmos n’est pas donné : il relève d’une cosmopolitique, donc de principes intégrateurs qui restent à forger collectivement. Montebello souligne la tendance de cette approche à survaloriser la science (procédures pour faire parler l’être) et l’économie (commensurabilité des intérêts) afin de trouver la meilleure redistribution ontologique des êtres. En définitive, il ne s’agit pas de passer d’un idéal anthropomorphe à un idéal cosmomorphe universel, mais d’apprendre d’une diversité de pensées cosmomorphiques pour caractériser la consistance des êtres dans leur relation au monde.

Intérêt pour la recherche Sensibilia

• L’ouvrage propose trois questions phares pour s’orienter dans les pensées « cosmomorphes »: (i) qu’est-ce qui fait la consistance des êtres ? de quelles relations et intensités dépend leur existence ? ; (ii) ont-ils les ressources pour s’énoncer eux-mêmes, selon leur expressivité propre ou ont-ils besoin d’être ‘instauré’, d’advenir à existence grâce à un passeur ou un porte-parole ? ; (iii) de quelle ontologie commune relèvent ces êtres ? comment communiquent-ils ? le cosmos est-il génératif, les êtres appartiennent à une substance unique, ou bien est-il à construire de façon expérimentale, par opérations diplomatiques entre collectifs ontologiques différents ?

• Ces approches cosmomorphes n’accordent pas au sensible le même statut, la même autonomie, ni les mêmes puissances. La théorie deleuzienne de l’expression connecte le sensible directement au Dehors (intensités pures) et permet à l’être de vivre le monde comme un continuum esthétique ; dans les cultures animistes, les pratiques de mise en relation (plantes, animaux, montagnes…) et les récits mythiques ouvrent l’expérience du monde au trans-spécifiques et à de nouveaux sentirs. Dans la sociologie latourienne le sensible ne semble pas quelque chose d’également distribué entre les êtres et de prometteur pour leur intercommunication. Il paraît davantage cadrée par la question des médiations à mêmes de faire parler l’être, ou par l’attention portée aux indices et traces d’un mode d’existence.

• Le livre suggère en conclusion que certaines localités, certaines formes de vie parce qu’elles relèvent de rapports à la nature juxtaposés, entremêlés, appellent pour être comprises à procéder par une mise en dialogue d’approches.

Limites et critiques

• L’ouvrage ne justifie pas le choix des quatre approches étudiées. Il aurait été intéressant d’élargir l’étude à des pensées de l’écologie, comme la deepecology, évoquée par moment. De même, il réserve au réalisme spéculatif un traitement critique, rapide et non proportionné par rapport à l’attention prêtée aux autres approches.

• L’ouvrage fait quelques incises, via Deleuze, sur la question du cinéma : son pouvoir de fabulation permettrait d’explorer d’autres manières de composer des mondes, de lier intensité et expressivité. Il est dommage que ce mode ne soit pas davantage mis en avant – il est en revanche abordé dans un autre ouvrage de Montebello Deleuze, esthétiques – la honte d’être un homme.

Autres références citées intéressantes

Bailly, Jean-Christophe (2013). Le parti pris des animaux. Paris, France : Christian Bourgois éditeur. 133 p.

Deleuze, Gilles et Guattari, Félix (1980). Mille plateaux. Paris : Éditions de minuit. 645 p. Collection critique.

Descola, Philippe (2005). Par-delà nature et culture. Paris, France : Gallimard. 623 p.

Latour, Bruno (2012). Enquête sur les modes d’existence: une anthropologie des Modernes. Paris, France : la Découverte. 498 p.

Stengers, Isabelle (2003). Cosmopolitiques I. Paris, France : la Découverte. 254 p.

Stengers, Isabelle (2003). Cosmopolitiques II. Paris, France : la Découverte, DL 2003. 402 p.

Castro, Eduardo Viveiros de et Bonilla, Oiara (2009). Métaphysiques cannibales: lignes d’anthropologie post-structurale. Paris, France : Presses universitaires de France. 206 p.

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