Découvrir “Sick Building Syndrome and the Problem of Uncertainty”

Lecture présentée par Jérémy Damian – 25 mars 2021

Michelle Murphy, 2006, Sick Building Syndrome and the Problem of Uncertainty — Environmental Politics, Technoscience, and Women Workers, Durham & London, Duke University Press, 253 pages

Mots-clés :
Syndrome de l’immeuble malsain, Toxicité, sensation, régime de perceptibilité, matérialisation, abjection, genre,

Argument principal

L’histoire des pollutions industrielles commence à être très bien documentée, l’histoire des pollutions non-industrielles reste sous-éclairée. Le livre retrace l’histoire des pratiques qui ont permis de rendre perceptibles et appréhendables certains risques environnementaux sur la santé qui relèvent de la deuxième catégorie.En l’occurrence, le «syndrome du bâtiment malsain» (sick building syndrome) apparu au tournant des 80’s et que l’auteur lie à l’établissement d’une certaine norme de confort et l’apparition de nouveaux types d’espaces intérieurs à partir des 50’s. Ce confort intérieur a produit une menace nouvelle, celle par laquelle nous pourrions être rendus malades par les espaces intérieurs qui nous sont les plus quotidiens. L’émergence de cette menace a été d’autant plus difficile à établir et à faire valoir que les troubles associés ne correspondent ni à des «maladies» ni à des «germes» pathogènes identifiés. Elle se fait sur le fond de troubles non spécifiques et non-linéaires. Son existence et sa reconnaissance n’en a été que plus problématique.Les chapitres 3 et 4 du livre racontent l’histoire d’un contraste, qui est aussi une lutte, entre deux manières de faire droits à ces troubles. D’un côté le laboratoire toxicologique qui constitue le laboratoire de l’expertise scientifique des questions de toxicité chimique. Et de l’autre, le modèle de l’«épidémiologie populaire» (Phil Brown, 1987). Le premier construit un format d’expertise qui suppose des réactions standardisées, des corps statistiquement moyens et en extrapole des «valeurs limite de seuil» et un modèle de lecture causale linéaire : la courbe dose-effet. Le second, en revanche, renvoie à une forme d’activisme mené par des collectifs de femme (au foyer, employées secteur tertiaire), qui vont, au début des 80’s, faire du porte à porte pour agréger des symptômes, des faisceaux de présomption pour, progressivement, cerner les intérieurs comme des espaces contaminés et nocifs.L’intérêt du livre portant sur la description de cet type de mobilisation collective par lequel ces femmes ne se sont pas seulement constituées comme des victimes de ces pollutions, elles en sont devenues des enquêtrices à même de faire valoir leur contre-expertise collective. L’enquête cognitive est également une enquête sociale, existentielle et sensorielle.Leur mobilisation a eu le mérite d’instaurer le problème tout différemment en le faisant exister publiquement non pas un niveau individuel en accumulant des organismes malades et défaillants, mais en agrégeant, à l’échelle d’un quartier, un immeuble, une communauté de troubles. Il ne s’agit dès lors plus seulement d’un problème purement physiologique et privé mais d’un problème collectif, politique, publique dont on peut dresser la carte.

Intérêt pour la recherche Sensibilia

Une histoire d’enchevêtrement: Les corps et leurs milieux, les corps et les bâtiments, les corps et les meubles d’aménagements, produits cosmétiques, les corps et la nourriture, les corps et l’atmosphère, s’emmêlent à un niveau moléculaire invisible à l’œil nu. L’emmêlement se fait à un niveau quasi impossible à percevoir, nommer et reconnaître. Il y a une topologie infra-corporelle, à l’échelle où les systèmes immunitaires et les écosystèmes transitent grâce à la porosité de la peau, où les corps s’articulent à leurs milieux, sont affectés par eux. Digérer, respirer, être en contact avec l’air, sont des situations d’emmêlement.Un des intérêts du livre est de densifier, de complexifier l’ontologie relationnelle et enchevêtrée qui se développe dans les SHS et qui peut avoir tendance à s’imposer comme moralement bonne et politiquement souhaitable. Le livre, dans un même geste, contribue à nourrir une réflexion sur les plans de continuité par lesquels les corps et leurs milieux demeurent inséparés, tout en permettant de ne pas nourrir une vision innocente de ces enchevêtrements. Les enchevêtrements n’ont pas de valeur positive en tant que tels.

L’enchevêtrement gagnerait alors à être vu ou constitué comme un problème auquel nous avons affaire dans une situation donnée et qui ouvre l’alternative suivante : soit la nécessité de résister à certaines formes d’enchevêtrements qui s’imposent, soit rendre visible des enchevêtrements qui sont recouverts ou devenus inaudibles, soit encore des actes collectifs par lesquels d’autres encore se mettent en place.Un équipement conceptuel pour penser les processus de disqualification de formes revendiquées d’articulation entre des corps et leurs milieux existentiels. Trois concepts :

• Un premier emprunté à Judith Butler : materialization : «non pas comme un site ou une surface, mais comme un processus de matérialisation qui se stabilise dans le temps pour produire les effets de frontière, de fixité et de surface que l’on appelle matière» ( Bodies that matter, 9-10). M. Murphy fait droits aux manières par lesquelles ces risques ont été matérialisés en documentant les processus, les techniques, les mobilisations par lesquelles ces «expositions», sont devenu un problème public.
• Un second avec la théorisation des «régimes de perceptibilité» qui, chacun à leur manière, matérialisent ces phénomènes différemment comme des phénomènes discernables ou non, incertains, impossible à prouver… Et en dernière instance ces régimes statuent sur «l’existence» du trouble, sa «réalité». Chaque régime de perceptibilité produisant, en même temps que sa lumière propre, un domaine d’imperceptibilité. La démarche de l’auteure est ici d’historiciser les pratiques par lesquelles les expositions chimiques et les risques associés se sont vus accorder une existence.
• D’où le troisième concept, «abjection» : «Par abjection, j’entends le processus social, et non psychologique, par lequel ce qui était possible, intelligible ou matériel a été désigné en produisant un domaine d’impossibilité, de non-sens et d’immatérialité. […] L’abjection ne constitue pas simplement une forme d’exclusion sociale. Elle crée et marque un domaine d’impossibilité supposée. La MCS est considérée, par la biomédecine, comme une condition en dehors de la “maladie” – c’est-à-dire comme un état corporel invalide. Les corps atteints de MCS ne passent pas seulement de la normalité à l’anormalité, mais du domaine des anomalies corporelles possibles à celui de l’impossibilité. Pour cette raison, l’un des plus bruyants démystificateurs des MCS en a fait une “non maladie”, un terme qui ne fait pas référence à la présence de la santé, mais à une forme non matérielle de souffrance. Les corps malades atteints de MCS ont dépassé les limites du possible, comme l’indique l’ensemble des institutions dominantes en charge de définir le champ de «la maladie», mélange de diagnostics biomédicaux, de précédents judiciaires et de normes toxicologiques». L’abjection paraissant faire contraste avec le concept de Stigmate proposé par Goffman. Le stigmate matérialise une différence. La stigmatisation les discrédite, c’est-à-dire qu’elle est une opération qui dévalue socialement ce que portent et sont ces personnes. L’abjection ne distingue pas, ne catégorise pas, ne discrédite pas. Elle absentéïse, elle néantise en ceci qu’elle efface du domaine du possible l’écart présumé : une disqualification par dématérialisation. «Les corps malades atteints de MCS ont dépassé les limites du possible» (153)

• le monde des phénomènes, où l’art d’apparaître et de disparaître. Souriau donne comme exemples un nuage rose dans le ciel, une branche d’arbre remué par le vent, la ligne de crête d’une montagne illuminé par le soleil couchant, etc.
• Le cosmos des choses, ou l’art de se maintenir. Souriau donne comme exemples le triangle équilatéral, une sonate de Schubert, les pyramides d’Égypte, Socrate, un atome, etc.
• Le royaume des fictions, ou l’art de se sustenter. Souriau donne comme exemples des êtres de fiction qui existent par notre sollicitude : Don Quichotte, Swann, etc.
• La nuée des virtuels, ou l’art d’être inachevées. Souriau donne comme exemple l’arche du pont cassé ou commencé qui dessine virtuellement la retombée qui lui manque.»

Limites et critiques

L’articulation théorique et conceptuelle entre «régime de perceptibilité» et «matérialisation» est fragile ou risque de nous emmener vers une impasse. Comme l’a montré I. Stengers dans Penser avec Whitehead, le recours à la notion de «perception» nous fait entrer dans une nature bifurquée qui autorise, en droit, à poser la question de la réalité des troubles : sont-ils vrais ou pas ? Le Sick Building Syndrome relève-t-il d’une vraie maladie ou d’un délire perceptif ? C’est parce que le «répondant», dans la nature, de la perception n’est jamais assuré que le registre de la perception se soumet à la critique de n’être qu’un délire.Réarticuler la question de la perceptibilité en passant par whitehead et sa pensée des «sentirs» permettrait d’évacuer ce doute, cette mise au soupçon qui est au départ des processus de disqualification de ce genre de phénomènes et des troubles associés, pour remettre au cœur les processus de matérialisation, c’est-à-dire les dispositifs, les épreuves, les savoirs, les techniques qui sont mises en jeu pour instaurer ces «répondants»

Autres références citées intéressantes

Nicholas Shapiro, 2015, « Attuning to the chromosphere: Domestic Formaldehyde, Bodily Reasoning, and the Chemical Sublime », in Cultural Anthropology, vol.30 issue3, pp.368-393

Stacy Alaimo, 2010, Bodily Natures: Science, Environment, and the Material Self, Indiana University Press, 193 pages.

Nicolas Prignot, 2015, L’onde, la preuve et le militant, L’écosophie de Félix Guattari à l’épreuve de l’électrosensibilité et de la polémique sur les dangers des ondes électromagnétiques, Thèse doctorat, ULB, 446 pages

s Tixier – 23 février 2021

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