Découvrir “L’homme qui marche”

Lecture présentée par Laure Brayer – 15 janvier 2021

Taniguchi, Jirô. (2017 (1992)). L’homme qui marche. Tournai : Casterman, 196 p. Collection écritures.

Mots-clés :
Marche ; Écologie urbaine ; Récit initiatique ; Disponibilité ; Attention ; Rythme

Argument principal

L’homme qui marche est le premier album personnel du mangaka Jirô Taniguchi. Il est constitué de 19 chapitres témoignant de scénettes de la vie quotidienne d’un homme, qui, venant d’emménager, s’autorise par la marche à découvrir son nouvel environnement et, tous sens ouverts, à entrer en relation avec son milieu. Ainsi commence un récit initiatique marqué de philosophie zen, puisque l’homme accepte tout ce qui se présente à lui – sensations, émotions, rencontres, incidents – et l’accueille comme une invitation à cheminer dans un exercice de l’attention.

Cette initiation progressive repose sur 4 principaux éléments :

• Une prédisposition : L’homme fait preuve d’un état d’esprit particulier (composé de curiosité, bienveillance et désir de découverte) nécessaire pour débuter sa quête.
• La marche et l’étonnement comme méthode : C’est par la marche, qui met en mouvement et autorise des rencontres heuristiques que l’homme évolue : une marche en pleine conscience, attentive à la texture du sol, aux sensations, à l’effort du corps en mouvement au contact du monde, qui ne présage rien, ne recherche rien de précis, mais permet de s’immerger et de s’inscrire dans le milieu en s’ancrant dans l’ici et maintenant.
• La capacité à répondre à des invitations lancées par ses émotions, ses sensations, ses intuitions : Ici l’induction prime et repose sur une attention envers ce qui est discret, tonal, non signifiant, envers une esthétique particulière et des variations d’ambiance considérées alors comme autant d’invitations à explorer plus loin.
• Des rencontres et micro-événements comme sources d’enseignement : celles-ci peuvent être humaines, animales, mais aussi climatiques, et révèlent alors les potentiels atmosphériques de certains milieux. Cette manière de prendre au sérieux ces différentes rencontres et de suivre les traces qu’elles ouvrent, nous rappelle la philosophie du pistage proposée par Baptiste Morizot.

Intérêt pour la recherche Sensibilia

Ce manga est intéressant à la fois sur le fond (les éléments propice au déploiement d’une attention singulière à son milieu de vie) et sur la forme (les choix graphiques et la composition des planches, le montage et l’association des images), car il nous aide à penser le travail de traduction à l’œuvre dans Sensibilia en nous présentant des manières de mettre en partage une immersion dans un milieu et une sensibilisation aux animés qui l’habitent et le composent. Ainsi deux procédés graphiques soulèvent des questions intéressantes pour notre recherche :

• Des cases entières sont dédiées aux perceptions visuelles et sonores du « weatherworld » (Ingold), témoignant d’une participation ou d’une transformation du milieu. Comment être attentif aux perceptions fugaces prenant le pouls de l’atmosphère ? Comment donner place à l’inaperçu, à l’insignifiant, dans les formes d’écritures et de traduction du sensible que l’on produit au sein des chantiers de Sensibilia ?

• Le dessin propose parfois un enchevêtrement des plans : le fond devenant au moins aussi important que le personnage (même traitement graphique et niveau de détail éliminant toute hiérarchie au profit du sujet). Comment, au sein des représentations (notamment filmiques) attribuer le même soin aux milieux et aux objets ? Comment requestionner la primauté du point de vue anthropocentré, mais aussi de l’agir sur le pâtir ?

Limites et critiques

• La disponibilité et la liberté de mouvement de l’homme qui marche sont présentées comme apparemment simples et naturelles. Mais l’histoire donne aussi place aux conditions et structures matérielles qui les rendent possibles (notamment l’existence d’une compagne prenant en charge le travail domestique du foyer). Cela nous invite à questionner les cadres dans lesquels notre travail de recherche sur et par le sensible est pris, en étant attentifs aux manières dont ces cadres supportent ou entravent notre disponibilité à l’égard du milieu.
• Cet album ne s’inscrit dans aucun cadre théorique ou critique, mais donne à penser par sa matière narrative et graphique.

Référence citant l’album

LEBAS, Frédéric. (2009). Le manga, mode exploratoire des « mondes (fictionnels) flottants ». Sociétés, 106, 45-56. https://doi.org/10.3917/soc.106.0045

Les trois illustrations sont publiées dans ce billet avec l’autorisation exceptionnelle et gracieuse du Bureau des copyrights français de l’auteur Jirô TANIGUCHI.

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