Premiers pochoirs : puissances visuelle, narrative et médiale

Sur le parvis de l’Ecole supérieure d’art et de design de Grenoble, deux panneaux sont posés à même le sol. Une fête étudiante a pris place dans cet espace étroit entre l’Ecole et la rue la semaine précédente. La danse a fini de consumer les énergies encore libres. Des empreintes de pas entremêlées marquent le panneau en Fermacell (à droite). Le flot de la rue suit la cadence du feu vert et du feu rouge. Le panneau en verre (à gauche) raconte une autre histoire. Il vient de pleuvoir à verse, sa surface est lessivée. Les arbres balancent leurs feuilles, une autre strate se compose. Nous retrouvons les panneaux après l’orage.

Ces panneaux font un mètre par un mètre. Une surface carrée pour rejouer la technique du pochoir, vieille de plusieurs dizaines de milliers d’années. Le centre de chaque panneau est occupée par l’autocollant d’une main, celle d’Yves Monnier, l’artiste à l’origine de ce dispositif. A Wadi Sura (plateau de Gilf al-Kabir, Egypte), à Swinton’s Shelter (en Nouvelles Galles du Sud, Australie) ou à Chauvet-Pont d’Arc (Ardèche, France), des humains ont collecté des pigments et se sont mis à souffler une partie de leur territoire sur leur main apposée à une paroi (Fritz, 2017). La couleur unit la main et la pierre d’abord charnellement, puis symboliquement (Pasqualini, 2019). La réalisation d’un pochoir est l’affaire de la main et du souffle : toucher, caresser, placer, souffler, retirer. Et d’autres gestes, sans doute rituels, à présent imperceptibles.

Le groupe Strates – Yves, Coralie, Olivier, Edith, Marc, Laure, Pierre-Olivier, Christophe, a déposé quatre pochoirs depuis février 2021. La paroi est achetée dans un magasin de matériaux, la main est une photographie numérique imprimée par ordinateur, le pigment est le résidu de tout ce qu’une société industrielle peut rejeter dans l’air. Que rejouons-nous à travers ces pochoirs ? Quelque chose de notre rapport à la terre et à l’atmosphère. La notion d’Anthropocène peine à dire cela en ce qu’elle perd le caractère évanescent des processus derrière l’évidence des enjeux environnementaux globaux. Sur ce parvis, l’atmosphère imprègne les pochoirs suivant les multiples forces du vent, de la pluie, de la dessiccation, et de toutes les matières mélangées, déplacées, lessivées et réordonnées. Une fois la main retirée, que reste-t-il ?

Cette question a été posée à plusieurs personnes à l’occasion de différents temps de réception : au groupe Strates au moment de la révélation des pochoirs, au groupe du projet Sensibilia après un temps d’observation des œuvres, enfin, à l’anthropologue Tim Ingold lors d’un échange en distanciel. Ces impressions et réflexions marquent un moment charnière pour notre enquête, elles participent de la clôture d’une phase exploratoire. Elles sont ici thématisées :

• des expériences visuelle et corporelle : la révélation d’un pochoir – c’est à dire le moment même du retrait de l’autocollant, suscite un surgissement. La fine couche d’abord imperceptible dans l’espace public devient manifeste à l’atelier d’Yves. La révélation constitue une expérience visuelle, d’abord focalisée à l’endroit de la main, puis gagne en attention pour les détails. La réception est autre pour celles et ceux qui découvrent un pochoir achevé. « Je ne vois pas des images mais des surfaces, des regards, des évènements » (Jean-Paul Thibaud). Sur le verre, les motifs se dévoilent plus à distance, à la faveur des jeux de lumière. Dès que les corps bougent, tout s’anime : les néons s’y reflètent, les visages, les bras, les mains. « On a une perception plus collective des choses » (Claire Revol). Le verre donne plus de perspectives possibles, il donne envie de tester des points de vue. Le Fermacell présente davantage une épaisseur qu’un reflet, il fait rentrer dans le minuscule et l’infra. Il incite à s’approcher, à scruter. Comment s’approcher, regarder, photographier ? Une vue rasante ou surplombante ?  « On n’a pas les mêmes effets de mise en scène que lorsque les corps viennent animer l’objet » (Laure Brayer).

• des puissances narratives : le pochoir invite à faire vagabonder le regard à la surface de la strate. On peut se raconter des histoires à propos d’évènements imperceptibles : d’où viennent les éléments ? Où étaient-ils avant leur dépôt? « On a envie de prendre des éléments et d’enquêter de façon abductive. Il y a des végétaux que je ne connais pas, cela ouvre des possibilités de fiction » (Nicolas Tixier). On peut imaginer faire une description du lieu par l’histoire des éléments qui se trouvent sur le pochoir (feuilles, fientes, traces animales,…) ; et « comment raccrocher ces histoires là à mon histoire ? Est-ce qu’on a eu des évènements en commun ? » (Coralie Mounet). Le pochoir vient poser la question de ce qui nous est commun, de ce qui est partagé avec les autres vivants par l’atmosphère. Peut-on imaginer partir de la micro-histoire d’une poussière et remonter par l’entrelacs des situations à de grandes histoires collectives?

• des qualités médiales originales : la notion de médialité désigne ici la qualité d’expression permise par un médium (le support) associé à un ensemble de dispositions pratiques, écologiques et artistiques. « It is a kind of sensibility you want to develop, a kind of touching », observe Tim Ingold. « Nothing is projected but delicately deposited, not even vertically but following the movements of the atmosphere ». Ses mains dessinent à l’écran des volutes, des passes légères, des traits plus rapides. Elles marquent le point: le pochoir n’est pas une projection – au sens d’une matière projetée sur une surface, c’est un dépôt délicat. Il propose un abord de l’atmosphère comme un ensemble de forces fluides, à distance des partages opérés en physique entre le solide, le liquide et le gazeux. « The fluidity of matter, it is another physics ». Tim Ingold remet aussi ces pochoirs en perspective avec l’histoire de la photographie. La chambre claire (camera lucida) fait passer la lumière par un trou pendant une durée brève afin de former une image. Le pochoir n’opère pas en milieu confiné, par une chambre. Il fait davantage de place aux conditions écologiques qui président à la naissance de l’image et qui ne sont pas perdues ensuite au fil du travail. Il ne suscite pas non plus de changement d’échelle de l’image au moment de sa révélation. Il est moins optique qu’haptique. Au sein du groupe Sensibilia, les pochoirs sont tantôt abordés comme une image, tantôt comme une sculpture. Sur le verre, « le dépôt flotte encore, il est encore mélangé à l’air » (Claire Revol). On y trouve des traces d’éléments fluides. Sur le Fermacell, le dépôt est déjà « en mélange avec le sol », la plaque de fibre est plus ancrée.

• une reformulation de la notion de strate : la notion de strate tend à réifier le rapport sol / atmosphère. Elle le réduit à un processus de formation d’une couche inerte par simple accumulation. Le projet d’associer l’anthropocène à un stratotype participe de cette approche naturaliste. Le pochoir invite à une autre lecture. Il témoigne de la formation d’un dépôt à la nature transitoire, qui peut être lessivé dans la minute qui vient ou encore regagner les masses d’air au grès de micro-perturbations. Le pochoir guide l’attention vers une liste insoupçonnée de parties prenantes (vent, pluie, soleil, topographie, végétation, animaux…). Ceux-ci n’ont pas toujours une existence pérenne : ce peut être une pluie passagère, un vent isolé, un animal s’aventurant hors de son territoire. Participent au pochoir des choses qui ne répondent pas toujours à l’ontologie binaire d’être ceci ou cela ou de n’être pas, mais des choses bel et bien éphémères – et pour nous parfois imperceptibles. Ce faisant, le pochoir interroge aussi nos gestes, nos modes de vie, et la part évidente ou sourde qu’ils prennent à la constitution de ces strates. « l’Anthropocène, c’est la strate nucléaire, les grands débats… et puis c’est aussi tout ce qu’on essaie de ne pas faire se déposer. C’est une intendance des dépôts » (Pierre-Olivier Garcia). Les gestes qui organisent la « maintenance » de la strate effacent avec elle la nature fluide et changeante de l’atmosphère.

Bibliographie indicative

Carole Fritz dir. (2017) L’art de la préhistoire. Paris : Citadelles et Mazenod.

Pasqualini Dominique (2019) La grotte est un corps. Artefacts, affects, etc. – 1. Editions Confluences.

---

---